Conversations (in)formelles
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Thierry de Beaumont
Auteur, journaliste, enseignant
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Inaugurer ce premier Programme Ameublement du VIA relève du défi. Concevoir un « ensemble » à une époque où les styles revisités se poussent allègrement des coudes, s’hybrident puis s’évaporent, où la culture visuelle des outils numériques est plus hétéroclite que jamais, représente une gageure nécessaire, une tâche délicate et passionnante. Rassembler, au lieu de ressembler : le principe de cette nouvelle séquence initiée par le VIA interroge les fondamentaux de la discipline du design tout en les exaltant.
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Mathilde Bretillot acte la proposition et plonge dans l’aventure du projet Parades sans se retourner. Elle y développe sa « façon », issue d’un compromis entre l’expérience et l’intuition. Certains appellent cela le talent, un mot quelque peu désuet, parfois inévitable.
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La quête première de son processus concerne l’espace. L’espace, Graal du designer, possède cette agaçante propriété de disparaître dès lors qu’on le définit. La stylicienne règle l’affaire d’un trait elliptique donnant naissance au Ring, anneau lumineux disposé au plafond, là où on ne l’attendait pas. Fait de papier, aérien et ténu, le Ring devient l’étalon espace du projet, prédisposé à ordonner les dissemblances, définissant l’envergure de la scène d’une aire de lumière à la présence absente.
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Très vite, la créatrice jette « une brassée de meubles » sur le papier. Cette petite famille composée de sept éléments ne tarde pas à demander la parole. Ces impertinents vont jusqu’à se chamailler la lumière ou l’espace, revendiquant chacun la suprématie de leur fonctionnalité. Mathilde laisse faire, guidée par son trait, comme si le projet Parades existait déjà et qu’il fallait le redécouvrir. Avant d’évoluer sereinement sous cette auréole, ses acteurs doivent bien évidemment se costumer. Costumer un meuble, plutôt que l’habiller, cette idée émane des pages d’un livre consacré aux Ballets russes feuilleté quelque temps auparavant. L’ouvrage montre l’intervention d’artistes tels qu’André Masson, De Chirico, Picasso, Matisse, et de nombreux autres, sur l’espace vestimentaire des célèbres ballets de la première moitié du siècle dernier. Mathilde entend rendre cohérence à son projet par un travail textile soigné, aux motifs peints par elle-même sublimés ensuite sur le tissu. Une étoffe d’ameublement ouvragée avec raffinement, froncée en ses bordures, cousue sur mesure par un tapissier. Elle retient des costumes d’artistes présentés dans l’ouvrage une redistribution subtile de l’échelle et de la composition des motifs. Le support idéal pour cette intervention lui est fourni par ses loveuses, duo de lounge chairs enlacées placé au centre de la scène. L’exemple historique des tissus spontanés de Sonia Delaunay, artiste militant pour supprimer la hiérarchisation entre art et arts appliqués, vient rapidement à l’esprit. Un faisceau de présomptions les unit : deux femmes de tête se plaisant à rebattre les cartes qu’on leur sert, privilégiant l’émotion à l’intention. Pour Mathilde, le motif n’est pas envisagé comme le liant esthétique de l’ensemble. Chaque acteur revêt un costume coloré sur mesure pour son rôle : chaise jaune soleil, table basse gravier, Berceuse vert d’eau. Le petit théâtre sensuel de Parades prend vie, de nouveaux comédiens entrent en scène. Comme les pales inséparables d’une même hélice, deux d’entre eux ont la digne tâche d’assurer la verticalité : Psyché, le miroir perturbateur d’espace aux deux faces inclinées, et Voile de lumière, plan lumineux consacré au velouté d’une lumière tamisée par du papier grainé. Ce duo aux fonctionnalités symboliques, réflexion et illumination, encadre le plateau de Parades comme les tours d’un jeu d’échec, celles que l’on ne déplace qu’en fin de partie. Une chaise solaire et une table minérale nous rappellent à des postures plus conventionnelles. Constituées d’entrelacs de courbes ondulant comme des
étoffes de tapis volant, elles se font « bonheurs du jour », accueillant à l’envi tablette numérique ou brassée de lys. Enfin, n’importe quel Petit Prince pourra abandonner son croissant de lune pour rêver à l’aise sur la Berceuse délassante sillonnée d’un chapelet de coussins ovoïdes.
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Cette famille recomposée, correspondant par résonnance, nous permet d’entrevoir la stratégie mise en oeuvre par la créatrice pour concevoir un ensemble mobilier aujourd’hui. Comment exprimer l’harmonie autrement que par la répétition ? L’esprit des ensembliers-décorateurs, écarté par la dictature de l’objet égocentrique du design des années 1990, nous revient en images précises : cet ensemble de meubles ovoïdes à franges de Jean Royère conçus pour l’intérieur cosy d’une marchande d’oeufs, dont il a tiré l’inspiration de son célèbre fauteuil oeuf, ou les notes de musique montées en marqueterie pour celui d’Henri Salvador en 1955. Outre le leitmotiv manipulé avec humour, Royère donne le la de la modernité : autodidacte, il se méfie des styles et des modes et n’a qu’un mot en tête, l’harmonie. Plus avant, Jean-Michel Frank, réédité récemment, trouve l’opportunité de s’exprimer à la surface de ses meubles aux lignes rigoureusement épurées. Galuchat, parchemin, moleskine ou simple toile de jute, Frank considère le luxe comme le comble de la simplicité.
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Facile alors, pour nos créateurs contemporains nostalgiques : il ne reste qu’à brasser tout cela dans l’urne de la « modernité moderne » et le tour est joué. Ressourcer le projet durant l’avant-Perec, l’avant-Baudrillard. Reste qu’entre-temps, l’essentiel a changé. L’essentiel, c’est celui qui s’assoit,
s’attable, se connecte ou pianote, peu importe. Le bon « habitant des intérieurs » s’emploie avec bonheur à détourner les fonctionnalités. Il ou elle mange à n’importe quelle heure, affalé sur son divan, son PC sur les genoux, fait l’amour dans la cuisine, se maquille devant la glace de l’entrée ou lit dans son bain. Notre trublion d’intérieur chérit sa liberté, il préfère le vrai à l’authentique, le confort moral plutôt que celui du fauteuil club anglais. Chez lui, il respecte l’émotion pure, celle qu’offrent les artistes déshabillés des astreintes.
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Mathilde Bretillot souhaite lui proposer un ensemble à interpréter, fluide et lancinant comme une rengaine, peut-être celle que l’on sifflotait dans les années 1990 : « Don’t worry, be happy »… Exit le maniérisme, le coordonné, la dictature de l’icône, celle du Pantone®. L’émotion submerge la réflexion, la créatrice provoque un « ressac » de sensations parcourant un large spectre, de l’ensemble à l’unité.
Si elle avait pu peindre directement sur ses Loveuses, elle l’aurait fait. Portée par la persistance rétinienne de ses références picturales mentales, elle apporte une réponse d’âme à âme, invoque une posture, se livre et nous délivre.
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Thierry de Beaumont
Janvier 2012
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